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FERMER LES YEUX

POUR MIEUX ENTENDRE

Même chanson pour la photo, “J’aime faire le lien entre ce qui existe et ce qu’il y a dans le monde intérieur, le synesthète a la capacité de faire très attention à ce qu’il ressent.” Avec un style bien à elle, Alice Mélard aime décrire le silence, la peur et l’espace, si bien que ses photos sonnent comme des tableaux. 

Le i est jaune. Le 1 est noir. Mais le 11 est gris. Elle voit les odeurs. Elle dessine les sons. Alice est artiste synesthète.

“Dans ma tête le rond est jaune, ça me parait évident, enfin pour vous aussi non ? Et le triangle, il est bleu… Non ?” Nous rencontrons Alice Mélard dans un café parisien. Sur une table en bois à peine plus grande que son trieur, elle défagote un amas de photographies semblables à des peintures, des textes aux significations colorées et affiche le sourire timide d’une femme qui n’a pas l’habitude de partager son quotidien. Un quotidien dont on ne parle pas, car étrange, bizarre, non explicable. Car Alice Mélard est synesthète. Et quelle synesthète ! 

Douleurs-couleurs, audition colorée, spatio-temporalité, graphème-couleurs… Pour la parisienne, les sens sont ainsi faits.“Je ne peux pas m'empêcher de ne pas voir. S’il n’y a pas de lumière dans ma tête alors il n’y a pas de son. Souvent je confonds voir et entendre car je ne sais pas ce qu'est entendre sans vision intérieure”, mentionne-t-elle. Un phénomène dont elle ne parle pas à tout le monde, mais sur lequel elle s’est énormément renseignée. C’est d’ailleurs en discutant avec sa sœur qu’elle a pu mettre un mot sur cette abondance sensorielle. 

Pour Alice Mélard, la synesthésie est une histoire de famille. Si son père associe les chiffres à des couleurs, ses enfants lui décrivent aussi ce phénomène sans en avoir conscience. Sa fille, par exemple, attribue un genre à chaque chose. “Elle peut dire que le vert est une fille et que le dessus de la table est un garçon, raconte Alice Mélard, qui s’amuse à la réinterroger de temps à autre, elle ne s’est jamais trompée.”  Il s’agit en réalité d’une synesthésie de personnification, moins répandue, mais tout aussi intrigante. 

“Les synesthètes sont des artistes, ils n’y peuvent rien”, constate Alice Mélard. Celle qui arrive à voir les odeurs et les sons sait se servir de ses talents multiples pour créer. C’est notamment à travers la photographie et les poèmes que s’exprime sa synesthésie. “J’ai l’impression qu’un mot peut ressembler à la sensation physique que je ressens. Je le modifie pour qu’il prenne la forme de l’émotion.” Parfois, l’écrivaine amatrice va jusqu’à inventer des mots, afin qu’ils se rapprochent au plus de ce qu’elle ressent et de ce qu’elle voit. Dans ses quelques poèmes qu’elle nous présente, Alice Mélard associe très vite “la matière, le goût, le son, la lumière et le temps”.

Dessine moi une odeur

Un air chaud. L'odeur du temps

s'infiltre. 

Ça sent le jaune, un jaune

épais, 

qui réchauffe mais pas trop. Qui encercle, 

qui saisit. 

À travers ce paysage, j'ouvre les yeux pour voir,

je les ferme pour mieux entendre. 

Je vois le son de ce rayon de soleil. 

La musique me portera

Jusqu'à ce que je n'entende que le silence. 

Un Air Jaune, Alice Mélard - mai 2003

La musique me portera, Alice Mélard - juin 2002

Synesthésie douleurs-couleurs : association d’une douleur à une  couleur

 

Audition colorée : association d’une couleur à un son

 

Synesthésie spatio-temporelle : visualisation du temps sous forme de cartes mentales situées dans l’espace, parfois colorées

 

Alice modifie ses photographies pour les faire ressembler à des peintures © Plisson/Rochet

La synesthète multiple invente ses propres codes de la littérature

© Plisson/Rochet