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Depuis toute petite, Sylvia baigne dans le monde de la musique. Monde qu’elle pensait entièrement synesthésique. Raison pour laquelle elle n’en a jamais parlé, jusqu’au jour où elle a demandé à son père : “Mais pour toi un accord de do majeur, c’est plutôt jaune ou plutôt rouge ?” Face à sa réaction, elle comprit de suite que tout le monde ne ressentait pas la musique de la même manière. “J'ai toujours pensé que les musiciens travaillaient grâce aux couleurs, c’était une évidence”, confie-t-elle. Fille d’un père musicien, Sylvia commence la musique dès son plus jeune âge en jouant de la flûte puis de la guitare. Au collège, elle participe à une classe chorale pendant deux ans, puis lors de ses années lycée, elle s’intéresse à la musique des Andes, style qu’elle approfondit à l’université.
“Lors de ma première année, j’étais élève dans un cours de musique. L’enseignante est partie et j’ai dû la remplacer.” La débutante demande alors de l’aide à son père, professeur de guitare au conservatoire, pour élaborer ses cours et écrire ses partitions. “C’est à ce moment-là que j’ai compris que pour lui, les notes n’avaient pas de couleur”, se rappelle la trentenaire. Par la suite, Sylvia documente sa propre perception de la musique et rédige ses partitions en couleurs : "Je les ai présentés à mes amis musiciens mais là… Je me suis rendu compte que j’étais vraiment seule. Alors, j’ai laissé ça de côté.”
Ce n’est que quatre ans après qu’elle découvre l’existence de la synesthésie, phénomène qu’elle considère “inconscient et banal”. Et pour cause, la jeune femme est diagnostiquée autiste. Celle qui a toujours eu l’impression d’être en décalage avec les autres et qui s’est toujours sentie triste met un mot sur “ce qui n’allait pas chez [elle]”. Sylvia a alors fait la connaissance d’autres synesthètes lors de cafés-rencontres entre autistes. "J’ai une amie qui entend les gestes, je trouve ça fou. Moi, je n’ai pas du tout cette association de sens”, raconte-t-elle.
En effet, la synesthésie de Sylvia est différente et se caractérise de plusieurs manières. La musicienne visualise en blanc les mots compliqués et associe des couleurs aux jours et aux numéros. “C’est très pratique pour mémoriser des dates”, précise-t-elle. Mais le moment où sa synesthésie rencontre l’art, c’est lorsqu'elle écoute de la musique. Compositrice, “[elle] ne réfléchit pas aux teintes de chaque note” et fabrique ses morceaux comme elle l’entend. Ce qui la différencie des autres, c’est qu’une fois que le morceau prend forme, elle perçoit des couleurs, ce qui va influencer son avis sur la mélodie. Mais seulement à ce moment-là, pas avant : “Quand je compose, je mets ça avec ça tout simplement car les deux rythment bien ensemble. Mais je ne les associe pas aux couleurs, je ne me dis pas là c’est bleu, là c’est vert... C’est seulement quand le morceau commence à prendre forme que je vois un tableau, une ambiance colorée”. Des tableaux colorés oui, mais trop de couleurs disparates non.
“J’ai du mal avec les musiques actuelles, ça ne me parle pas du tout, ça manque de cohérence dans l’agencement des couleurs. J’ai l’impression que ce sont juste des tâches qui ont été balancées dans tous les sens n’importe comment”, explique-t-elle. Ce manque de cohérence, cela arrive qu’elle le ressente aussi dans les musiques des Andes. Sylvia n’arrive pas à accrocher avec le groupe chilien Inti-Illimani, pourtant très apprécié des Européens. La raison : l’absence d’un réel tableau coloré. La flûtiste apporte aussi une importance aux vibrations des couleurs, elle veut ressentir les morceaux jusqu’au bout. “Les morceaux que je trouve jolis vibrent à l’intérieur, sont marqués par des sons graves, des couleurs dans les tons pourpres et surtout sont harmonieux”, résume-t-elle.
Expliquer comme ça, ça parait simple. Pourtant, Sylvia ne parle jamais de sa synesthésie, même à ses amis musiciens, surtout à eux. "Le peu de fois où je l’ai dit, on m’a renvoyé l’idée que je me la pétais car je pensais avoir un truc de plus qu’eux ou alors que j’étais tarée”, explique la joueuse de quena [ndlr, instrument à vent sud-américain]. Depuis, elle se fait discrète à ce sujet, préférant prendre le moins de place possible dans les discussions, surtout vis-à-vis de son père et de son frère : “Ce n’est pas moi LA musicienne de la famille, je n’ai pas à avoir quelque chose en plus, surtout pas.”
Ayant découvert sa synesthésie à travers son diagnostic d’autisme, Sylvia pensait que les deux particularités étaient forcément liées, raison de plus pour éviter d’aborder le sujet. “Au fil des années, j’ai souvent repéré des regards chez les autres. Et encore, j’ai un autisme discret mais qui malgré tout me demande beaucoup d’efforts. Alors pour essayer de paraître dans la norme, je ne préfère pas en parler”, confie-t-elle. D’ailleurs, en réalité, il existe deux Sylvia : la première qui explique ses ressentis d’autiste et synesthète en toute légèreté et l’autre qui préfère rester discrète au quotidien et dont le vrai prénom restera secret.